fin de droit
de quel droit
Pef
Merci à tous ceux qui, par leur inscription dans la liste du collectif, par un mot d'amitié, de solidarité ou par un témoignage, ont soutenu Yvon Le Men.
Pendant un an, avant de perdre son procès, Yvon nous a offert un poème par semaine. Ces publications hebdomadaires sont terminées, mais nous les conservons ici.
Nous aurons l'occasion de nous retrouver sous une autre forme dans quelques temps.
un poème est passé ...
ll était une fois
Il était une fois
disais-tu
un jour
mais
avant ce jourᅠ?
il était une fois
un autre jour
dans un autre monde
et plus tardᅠ?
j’irai dans ce jour
où il était une fois
Yvon Le Men
Le loup et la lune, éd Rougerie
Au bureau de tabac
Sa tête dépasse
à peine
avec peine
le comptoir du bureau de tabac
dont elle s’est approchée
à petits pas
comme si
elle marchait
entre ses pas
elle veut payer
avec sa carte bancaire
le téléphone portable
le moins cher
du bureau de tabac
et surtout
surtout
le moins compliqué
c’est juste
pour appeler
mes petits enfants
ça existeᅠ?
oui
oui
c’est celui qu’on vend le plus
comme si
les autres femmes
aussi
n’appelaient
que
leurs petits enfants
mais
sa carte
est muette
muette
elle aussi
de s’en apercevoir
quand
à la troisième tentative
la carte se met
à parler
paiement accepté
reprenez votre carte
elle aussi
parle
parle
parle
parle
de tout son cœur
puis
elle repart
sans rien perdre
de sa taille
qu’elle tient
dans son tailleur
bleu.
Yvon Le Men
Extrait de une île en terre à paraître en janvier chez Bruno Doucey
Je vais vers la mer
Je vais vers la mer, où les morts surveillent le rivage, s’équilibrent sur l’horizon. Où sont des traces, mais si anciennes qu’elles ne peuvent nous envahir et donnent à notre mémoire une terre plus vaste que celle de notre vie.
Il y a toujours un moment dans la marche où le poids ne pèse plus, la jambe s’oublie, les bras balancent, le cerveau sort de son crâneᅠ; où l’âme prend l’air et se frotte les mains.
Qu’elle soit, comme la vague dans l’océan, liée et libre.
Yvon Le Men
La clef de la chapelle est au café d’en face
Flammarion, 1997
Je vais jusqu'au bout
Je vais jusqu’au bout, jusqu’où le voudra, l’acceptera la houle. Au-delà, c’est un regard devant cette lumière grise et verte qui semble avoir inondé la mer, en une seule nuit. Je suis si léger, mon corps s’insinue dans des courbes, mais je ne suis pas une mouette. Simplement, je peux les regarder se précipiter l’aile la première dans les creux et sous la pluie. Au loin, la goutte se sépare, plonge dans la lumière qui console la journée d’être parfois trop mate. Là-bas, nous pouvons nous quitter si le ciel ne nous suffit plus, si la rivière nous désespère de sans arrêt couler.
Yvon Le Men
La clef de la chapelle est au café d’en face
Flammarion, 1997
L'horizon qui parfois écoute aux portes
L’horizon qui parfois écoute aux portes, nous prêtera ses îles. La chance de l’œil est de passer, de ne pas s’arrêter, de ne pas posséder, de découvrir sans cesse de nouveaux terrains de chasseᅠ: l’île Renote, l’île d’Aval. Il ne conquiert pas. Accepte le jour pour territoire, la nuit pour frontière.
Yvon Le Men
La clef de la chapelle est au café d’en face
Flammarion, 1997
Que se passe-t-il
Que passe-t-il
par les yeux de la jeune fille blanche
qui regarde un enfant noir ?
Peut-être
le désir d’un jeune homme
de n’importe quelle couleur.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Contre le revers de la main
Contre le revers de sa main
les lèvres de la jeune femme
se souviennent
des baisers de la nuit.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Le téléphone
Téléphone portable
au sourire du garçon
on voit
qu’elle est heureuse
celle qu’on ne voit pas.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Plus légère qu'elle ne l'est
Plus légère qu’elle ne l’est
la gorge de la jeune fille
palpite
sous les pois de sa robe.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Les petits dessous de Claire
Les petits dessous de Claire
sont en promotion
20
30
50 pour cent
Jusqu’où s’effeuilleront-ils ?
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Retour de marché
Retour de marché
à son nez
cet homme ne boit pas
que du poireau.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Parallèle
Parallèle
à son ventre
le cigare de l’homme
en noir
pend.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Fier
Fier
comme son père
il tient la main de son père.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
L'un contre l'autre
L’un
contre l’autre
le soleil
relevé jusqu’aux cuisses
deux amoureux.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Éloignés par leurs lectures
Éloignés par leurs lectures
mais si proches l’un de l’autre
deux amoureux
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Rez de chaussée
Rez-de-chaussée
les draps qui pendent
au ciel
touchent terre.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Jardins ouvriers
Jardins ouvriers
les fleurs
font ce qu’elles peuvent
et le font bien.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Jeunes poires
Jeunes poires
volées
dans un jardin de curé
paradis perdu…
pas pour tout le monde ! .
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Des enfants sourient
Des enfants sourient
dans tous les sens
dont l’un vers l’autre.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Un homme court
Un homme court
pendant qu’un autre vieillit
mais l’herbe fraîchement coupée
les rapproche.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Est-ce le manque de vent...
Est-ce le manque de vent
qui rend si noir
le corbeau ?
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Le son de la cloche
Le son de la cloche
se cogne aux bruits des voitures
et gagne.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Du fil électrique
Du fil électrique
l’oiseau s’est envolé
ceux qui restent poursuivent la partition
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
L’été se défait de ses fleurs
L’été se défait de ses fleurs
et l’automne, de l’été
dans les vignes
le sud flotte contre l’ouest
le rouge éclaire une dernière feuille
une dernière fois
les mains
comme les pieds
buissonnent parmi les ceps
les corbeaux frôlent le silence
de leurs ailes bleues
la frontière se faufile
entre tuiles et ardoises
comme un parfum
entre deux corps.
Au loin
le jour se défait dans la nuit.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Elle coule parmi les nuages
Elle coule parmi les nuages
les anciennes pluies
les prochaines neiges.
Du haut de la brise
les roseaux l’éclairent
derrière les fenêtres de nos yeux
dont les paupières sont tirées
comme les rideaux
du ciel
le bleu est en embuscade
puis descend jusqu’au fleuve
qu’il recouvre
comme un drap.
Maintenant elle coule parmi les visages
la Loire bleue
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Faut-il un bac pour mesurer la Loire ?
Faut-il un bac
pour mesurer la Loire ?
Un bac est-il un bateau
ou un pont ?
Un pont
ne suffit pas
mais un regard
ou le regret du pays natal.
Par mauvais temps
elle grandit dans ses rives
dans nos yeux
et par nos songes qui naissent de la brume
et du regret.
D’ici
elle vient de là-bas
que je connais
du pays de l’aval
d’où je viens
mais plus haut sur la côte
du pays de l’amont
dont je voyais la source
quand sur la carte de France
et avec mon doigt
tu descendais jusqu’au Mont Gerbier-de-Jonc.
Tous les fleuves
même le mien
commencent par des joncs
tous les fleuves
même le mien
commencent par un nom.
Je suis né au bord d’un fleuve
qu’on appelle une rivière
Je suis né au bord d’une carte
qu’on dit de géographie
et dont le bleu en voit de toutes les couleurs
jusqu’à la mer.
Partout où elle passe
la Loire sauve la nuit
même la nuit
quand elle traverse l’Italie des châteaux
quand elle passe au large de la Sologne
où nos songes rêvaient d’être des rêves
quand elle scintille jusqu’à la dernière goutte
au Mont Gerbier-de-Jonc.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Des roses
Des roses
rêvent
dans le jardin abandonné
où vivait
derrière les barreaux
celle qui vit
derrière les barreaux
du temps
cinq litres de temps
à partager avec la vie
cinq litres de temps
qui s’écoule goutte à goutte
jour à jour
et s’épuisent sur la nuit
où se ferment les paupières
comme les volets de la maison
abandonnée
aux rêves des roses de Rezé.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Deux mille ans séparent...
Deux mille ans séparent
la pierre que nettoie cet homme
du balcon que balaie ma voisine
tous les matins de notre siècle
en ciment
deux mille ans
et quelques rues
la pierre fut posée
du temps où Rome allait jusqu’à Rezé
le même ciel
pend au balcon de la Maison Radieuse
la main qui nettoie la pierre
ressemble à la main qui l’a posée
il y a deux mille ans et quelques rues
sur la même terre
le même sang circule dans le même corps
les mêmes joies traversent les mêmes peurs
et les mêmes rêves s’avancent dans le ciel
toujours plus hauts
plus vastes
plus radieux.
L’homme qui nettoie la pierre
sauve le passé
la femme qui balaie le balcon
entretient le présent
depuis toujours.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Elle s'appelle...
Elle s’appelle…
elle voudrait s’appeler
Alice
même sans le lapin blanc
et les merveilles
Alice
comme le prénom de sa tante
qui la mena
de la campagne à la ville
la Ville Lumière
mais au pluriel
quand elles clignotaient
dans ses yeux et sous les rubans.
Elle s’appelle…
elle voudrait s’appeler
Alice
comme sa tante qui grandit
ou vieillit
selon le regard
que porte
celle qui ne s’appelle pas
Alice
et qui porte son prénom
en bandoulière
comme un fusil
désarmé.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Niger suite de 8 poèmes extraits de "besoin de poème"
1
2
3
4
5
6
7
8
Tendu entre le ciel et l’eau
le pêcheur bat la mesure
de la traversée
avec la rame et son corps ensemble.
Assis entre le ciel et l’eau
nous nous éloignons de la ville
nous nous rapprochons du silence.
Malgré la couleur de la terre
nous sommes comme sur la Manche
et comme la mer, le fleuve sauve le pays.
Si j’étais né à Bamako
chaque jour je retournerais sur le fleuve
observer de loin
le trop près des hommes
qui, s’ils ne souriaient pas, pleureraient de rage.
Yvon Le Men
Besoin de Poème.
Le Seuil, 2006
De l’autre côté du fleuve
comme de l’autre côté de la mer
il y a un pays où vivent
de l’autre côté de nos vies
des hommes qui nous ressemblent.
Autrefois
ils habitaient dans les livres d’images
et dans nos peurs
comme ma voisine
la vieille Marie qui ne parlait que le breton
leur langue était pleine de sons
et manquaient de mots.
Ne disait-on pas à l’époque
que la vieille Marie baragouinait
causait avec du pain et du vin dans la bouche
comme si cela était possible
ne résumait-on pas les multiples langues de l’Afrique
à la seule expression de petit nègre
comme si tous les noirs était des enfants.
De l’autre côté du fleuve
vit la famille du bozo
du pêcheur qui par sa pirogue nous le fait traverser
et entre le bambara le français et le sourire
nous naviguons.
Yvon Le Men
Besoin de Poème.
Le Seuil, 2006
Dans la rue
j’ai suivi le poème de Senghor
Femme nue femme noire
jusqu’à voir s’éteindre le jaune
et qu’au milieu du vert
surgisse le bleu
sous le bleu du ciel.
Au bord du fleuve
j’ai regardé les femmes préparer les adjectifs
que l’on trouve dans le poème de Senghor
c’est un travail plus dur
de les préparer
que d’écrire le poème
pour que l’adjectif jaune
résiste
il faut battre la toile contre l’eau du fleuve
s’y mettre de tout son corps
même si le cœur ne suit pas.
A quoi rêvent les jeunes filles
dont les bras s’épuisent à cogner le jaune contre le gris du fleuve
à quoi pense cette jeune femme
dont le dos sert de cabane à l’enfant
et qui s’épuise à cogner le vert sous le bleu du ciel ?
J’ai traversé la mer et le désert
l’eau le sable et le manque d’eau
pour suivre dans les rues le poème de Senghor.
C’est aux pieds des vignes
que le vin explose.
Yvon Le Men
Besoin de Poème.
Le Seuil, 2006
Se confond
avec l’ombre de la case
la couleur de l’enfant.
Ses yeux noirs
plus noirs que sa peau
éclairent l’obscurité de la case.
Il n’a jamais vu d’homme blanc
ni le moindre de ses enfants
dont il aurait pu protéger les jeux
écouter les histoires
de nègres qui lui faisaient peur.
Il aurait pu alors
rire de la crainte qu’elles inspiraient
lui si petit
dont les yeux éclairaient seulement l’obscurité de la case
et le cœur de sa mère.
Il n’a jamais entendu d’homme blanc
dont les paroles aurait pu
comme celle de n’importe quel père
calmer l’inquiétude
que sa couleur inspirait.
Entre l’enfant et cet homme d’une autre couleur
ne reste que le sourire
et toutes les couleurs que sa lumière contient.
Yvon Le Men
Besoin de Poème.
Le Seuil, 2006
Je ne me souviens plus de son prénom
je me souviens de la lumière
elle passa
entre son visage et le livre
son titre détonnait
dans ce lieu
où le soleil l’aurait fait fondre.
Je me souviens de l’effet de ce mot
sur elle
il me ramenait à l’ancien nom de mon pays
l’enlevait au sien.
Elle ne l’a jamais vu tomber
même dans une boule de cristal
ses blancs ne sont jamais les mêmes
comme les noirs de la peau noire
elle éclaire la nuit du passant
et par la fenêtre de la chambre
la femme qui dort au rez-de-chaussée de son cœur.
Ce mot
comme si elle venait d’apprendre à le lire
comme si ses deux syllabes contenaient tous les livres
qui l’ont nommée
depuis la plus haute des enfances
jusqu’à la plus haute des montagnes
où ce mot, dit-on,
est éternel
comme les forêts sont vierges
et les déserts, dans les poèmes touaregs
qu’elle récitait
avant d’apprendre à lire.
Je me souviens du voile
qui entourait le visage de son père
elle ne donnait à voir que ses pupilles
noires
il regardait sa fille
et voyait la neige tomber de ses yeux
quand elle lisait.
Yvon Le Men
Besoin de Poème.
Le Seuil, 2006
La peau du féticheur est tannée comme l’écorce des manguiers.
Je n’y crois pas
j’y crois
un peu
comme je crois
qu’il a marché sur les eaux.
Toute l’Afrique est passée par le village
dit notre guide
un vieux griot à la robe bleue
au sourire malicieux
même des ministres
des chefs d’état
des gens de chez vous
et d’une seule phrase
nous campons au centre du monde
au centre des mondes.
Devant l’entrée de sa case
sombre jusqu’au noir
sur le sol de sa terre
ocre jusqu’au brique
il est assis.
Il s’est posé sur le seuil comme une statue d’ébène
il a jeté des choses
dont j’ai oublié les noms
elles ressemblent à des fossiles, à des osselets
il a retourné un poulet sur son dos
l’a égorgé sur les pierres de l’autel
dit des mots…
Du bord de l’œil je le regarde
je n’y crois pas
j’y crois
un peu
comme je crois qu’il a multiplié les pains.
J’ai une question à lui poser
mais dans quelle langue ?
J’ai une demande à formuler
mais de quel droit ?
du plus fou
du plus sage …
Qu’espère-t-on de la vie ?
Qu’espère-t-il de la sienne ?
Cet homme
que l’on a transporté d’un village à l’autre
d’un siècle à l’autre
et dont les yeux
sont comme voilés
et que chacune de nos prières
dévoilent.
Que sait-il que nous ne sachions pas ?
Dans l’ombre de sa case
dans le noir de ses yeux
dans l’oubli de ses ans.
Yvon Le Men
Besoin de Poème.
Le Seuil, 2006
J’ai échangé
contre un masque qui porte chance
et dont le visage est un poème sans titre
plusieurs livres
l’un, je l’ai écrit
avec un homme qui ne sait pas lire
des mots
mais des dessins.
Il s’est approché
a déposé le masque sur la table
du bon côté du soleil
puis s’est retiré dans l’ombre de ses amis.
Le temps que la lumière éclaire le dessin de ses dessins
il avait gagné quatre livres
une casquette américaine fabriquée à Taïwan
un crayon
et un carnet Clairefontaine
dont la marque l’emporta jusqu’aux frontières de mon pays.
Je le donnerai à mes enfants
et je revendrai les livres
sauf le tien.
Yvon Le Men
Besoin de Poème.
Le Seuil, 2006
Venue du nord
allant vers le sud
du seuil du désert aux portes de la forêt
la route traverse la nuit.
Elle pénètre par nos pas
dans notre corps
jusqu’au cœur.
Nous ne sommes pas trop de quatre
même si deux parmi nous sont nés ici.
La latérite tranche dans le noir
des feux de bivouac clignotent sous les manguiers
où des hommes ont trouvé refuge
à leur vie.
Parfois
un phare de mobylette répand sa lumière
dans les trous du chemin
un animal
répand ses cris
sur la rumeur des ombres
et sur la savane
l’Afrique déploie sa géographie.
Yvon Le Men
Besoin de Poème.
Le Seuil, 2006
Lisbonne
Dans le métro de Lisbonne
Dans une rue de Lisbonne
Dans un restaurant de Lisbonne
Son regard était tendu
comme un fil au-dessus du vide
ses yeux avançaient sur les pages
comme les pas du funambule
les phrases étaient autant de fils
qu’il aurait traversés
les mots pesaient sur la phrase
comme la barre sur les bras du funambule
le silence qu’il faisait en lisant
allait crever.
On aurait dit
que cet homme qui lisait
venait d’apprendre à lire.
Yvon Le Men
Besoin de Poème.
Le Seuil, 2006
Comme la pluie tombe
sur les tombes et sur les toits
sa voix brillait, brûlait
pleuvait, pleurait
de joie
de jouer sa joie
chaque soir
devant des passants qui ne passaient pas.
Sa voix qui chantait
désenchantait le monde
mais sa vie désenchantée
réenchantait nos vies
qui écoutaient son chant
par-dessus les langues et par-dessus les toits.
Il avait l’air vieux
mais il était jeune
il avait l’air pauvre
et il était pauvre
il chantait en fado
une chanson en français
où les filles ne viendraient pas.
Ses mains s’appuyaient sur ses mots
son âme sur notre âme
ses yeux sur les nôtres
et le temps d’une chanson
il s’élançait vers nous.
Yvon Le Men
Besoin de Poème.
Le Seuil, 2006
Elle traverse la cuisine
de long en large
surtout en large
d’une main
elle tient la poêle
sur le feu
lourde comme la faim
de sept personnes.
Elle a préparé la morue
conjuguée à tous les temps
que des bateaux ont traversés
sous tous les temps.
Le globe est sur la table
le monde est à ses tables
sept sur sept
et deux fois par jour.
La salle est minuscule
la cuisine est grande
la femme, aussi
comme l’est son corps
qui a parcouru tous les plats
qu’elle nous sert
avec ses bras
qui, de l’autre main, traversent le restaurant.
Yvon Le Men
Inédit
André et Antoinette
Ils ont tout perdu
dans l'incendie
de leur appartement
où ils vécurent
où ils vivaient
ils méritent l'imparfait
le long temps passé
simplement
à vivre
ensemble
avec l'autre
et avec le temps.
Ils ont tout perdu
dans l'incendie de leur appartement
une première lettre
il a bien fallu qu'ils s'écrivent
une première fois
il a bien fallu
que l'amour se déclare
comme la guerre de 14-18
qu'on appela la der des ders
comme si, après celle-ci
ce serait le paradis
celle de 39-45
la leur
qui vit le pain blanc se changer en noir
la guerre des bicyclettes
qui portaient les messages
contre la nuit et jusqu'au jour
du premier rendez-vous d'une robe
avec la casquette
contre le vent et jusqu'au ciel
et une première photographie d'eux
en première fois
qui racontait cela.
Ils ont tout perdu dans l'incendie de leur appartement
un dessin d'enfant
caché dans un cadeau d'enfants
qui font croire à leurs parents
qu'ils sont toujours
leurs petits enfants
comme si le temps attendait
que les petits rattrapent les grands
à temps.
Ils ont tout perdu
dans l'incendie de leur appartement
qui maintenant
leur racontera leur vie ?
Il reste
leurs yeux
pour se raconter
ce qui se passa entre eux
leurs mains
pour se souvenir du jour
il y a longtemps
où ils se passèrent pour toujours
la main dans la main.
Il reste
leurs enfants qui ont des enfants
qui auront des enfants qui auront des enfants
des enfants...
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Le femme de mon ami
Personne ne souffre
autant que moi
dit
la femme
aux cheveux gris
aux yeux bleus
couleur de la mer
grise.
Personne ne souffre
autant que moi
pas même Munch
quand il crie
Giacometti quand il marche
Van Gogh quand il se coupe l’oreille.
Personne ne souffre
autant que moi
ni les Juifs
au centre du vingtième siècle et de l’Europe
ni les Palestiniens au pied de l’autre mur
des lamentations
ni les pauvres de longue durée
ni les malades du même nom.
Personne
dit la femme aux cheveux gris
avec des reflets bleus
aux yeux bleus
avec des reflets gris
comme la mer qu’elle a perdue
de vue
comme sa mère qu’elle a perdue
et qui vit près de la mer.
Personne ne souffre
autant que moi
dit la femme aux cheveux bleus
avec des reflets gris
aux yeux bleus
avec des reflets rouges
comme le sang mélangé aux larmes.
Et je la crois.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Les yeux d'Albert
Les yeux de cet homme
le racontent
comme le racontent les paumes de sa main
qui ont poli le manche du temps.
A chaque ride que la vie creusait
sur son visage
une ombre se creusait dans son regard
la nuit
par un cauchemar souvent
un songe parfois
un rêve une fois
dont le nom se porte autant le jour
que la nuit
le rêve d’une autre vie.
Les jours s’empilaient
sur les jours
la peau sur la peau
la douceur sous la douceur
qui, dans son regard
veillait au grain
de lumière.
Elle résistait au fond de ses yeux
et racontait l’histoire de sa vie
la longue histoire de sa vie
en un clin d’œil.
Son fils habite rue Paul Éluard
Son fils habite rue Paul Éluard
quelqu’un de haut placé
comme elle dit.
Plus haut que le maire ?
Oui
beaucoup plus
il n’est pas d’ici.
D’ici
où les noms de rue
résonnent encore des cris des résistants
d’ici
d’où chaque jour elle cherche
quelqu’un de pas trop haut placé
pour chaque jour
partager sa journée
en deux
et une partie de carte
à quatre.
Elle vit
avec elle
depuis si longtemps
elle vécut avec son amour
il y a si longtemps
du temps du passé
simple.
Elle se souvient d’elle
petite fille
ne se souvient pas
du nom des joueurs de carte
d’avant-hier.
Elle ne connaît pas Paul Éluard
ne sait pas qu’il a écrit une phrase
qu’elle connaît
la mort est rentrée en moi comme dans un moulin
et qu’on appelle un vers.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
La vitrine de Josiane
Le soin zen au chocolat
que c’est bon
le soin terre et mer
que c’est beau
le massage au galet
car la mer sans arrêts
roule ses galets
que c’est dur
le soin harmonie
que c’est doux
et le soin serenity
avec un y américain
que l’on prononce aïe, sérénit’aÏe.
Que de beaux noms
comme les noms des placements bancaires
optalissime ou équilibre
le bon sens près de chez vous
le cours des rivières et le cours de la bourse
et même le sérénité
mais sans sandwich américain.
Au menu
une demi-jambe
et si monnaie, et si monn-aÏe
un trois quart-jambe
et même une cuisse
et même un bras
et si affinité
sans Y américain
un maillot brésilien
avec maquillage-nuit pour aller
comme le dit la publicité
pour aller jusqu’au bout de la nuit.
Morale :
si vous suivez les conseils de Josiane
ce sera le bon temps près de chez vous…
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Je suis Charlie
Depuis longtemps nos langues nous séparent
malgré les montagnes
les plaines
les rivières
que nous avons grimpées
traversées
longées
depuis longtemps nos dieux nous séparent
malgré le désert
le ciel
la mer
que nous avons priés
Le pommier est-il l’étranger du pin
l’oranger, celui du chêne
le reflet du peuplier dans la rivière de Castille
est-il plus clair que celui du bouleau
dans un lac de Finlande
la neige qui tombe à Odense
au Danemark
le jour de Noël
est-elle plus blanche
que celle qui tombe des rêves du Touareg
à Bamako
le jour de L’Aïd
la lune que je contemple ce soir
dans l’hémisphère nord
est-elle plus ronde
que celle qu’on ne voit pas ce soir
dans l’hémisphère sud ?
Depuis longtemps nos langues nous attirent
grâce aux pains
aux chants
que nous partageons
autour de la même table
et la main qui m’ouvre le chemin
dans ce pays où je me perds
m’est plus proche
que celle qui menace
dans mon pays où l’on se perd
dès que de l’autre côté de la route
qui relie nos villages
nos quartiers
dans notre ville
de notre pays
ils font de l’inconnu
un étranger.
Yvon Le Men
Plus grande que lui
Willy Ronis, L’Enfant à la baguette, photographié en 1952
Plus grande
que lui
la baguette de pain
dépasse de l’enfant.
A terre
des flaques d’ombre
jaillit son visage
piqué de roux
et taché de rouge
le rouge de la glace
qu’il avale en marchant
par dessus les flaques
plus grandes que ses pas.
Plus grande
que lui
la baguette de pain
cogne au plafond du ciel
que l’enfant saisit
par poignée dans les yeux.
Je le regarde
et descends dans mon enfance
qui
ce matin
est plus grande que moi.
Yvon Le Men
À louer chambre vide pour personne seule.
Rougerie, 2011
Il existe
Estampe. Utagawa Hiroshige (1797-1858)
Il existe
dans les livres d’estampes japonaises
du dix neuvième siècle
des images que l’on trouve
dans les paysages bretons de toujours.
Est-ce d’avoir regardé les estampes
toujours, comme une première fois
qui a protégé mes yeux d’avoir regardé le paysage
toujours, comme une dernière fois
comme si demain
je ne verrais ni les estampes
ni les rives du Léguer qui va et revient
au seuil de ma maison
et sur les murs de laquelle repose une estampe d’Hiroshige…
Je l’ai trouvée
au cœur d’un hiver où la nuit était noire
jusqu’à l’aube d’un matin qui fut un premier jour
le premier jour du camélia
et de mes yeux enfin réveillés par sa blancheur.
Sur l’estampe
comme sur les hauteurs de l’estuaire
sont dressés, bleus tirant sur le noir
à l’est
noirs tirant sur le vert
à l’ouest
des pins maritimes
et
à la frontière de ce paysage où le soleil se couche
à la lumière de cette image où le soleil se lève
ils incarnent
d’un bout à l’autre du monde
le même poème écrit à l’encre de la même image.
Yvon Le Men
Inédit, publié par findedroitdequeldroit le 26 décembre 2014
Sous les yeux d’Hokusai
Estampe. Katsushika Hokusai (1760-1849)
Dans son cadre de bois
l’estampe dépasse
de loin
le cadre
qui l’entoure
de son bois
un bois de hêtre
qui toucha de ses branches
le ciel
sec
parfois
trempé de temps en temps
et c’est le cas
aujourd’hui
sur l’estampe
il pleut
et il pleuvait
ce jour là
quelque part
sur la route du Tokaido
entre Edo et Tokyo
quand Hokusai s’arrêta un instant
pour peindre cette pluie vieille
de plus d’un siècle.
Elle rafraichit
dans son cadre de bois
nos yeux
chaque fois
qu’on la regarde
tomber sur l’estampe
comme la pluie
en tombant sur le chemin du Tokaido
rafraîchissait les voyageurs
sous les yeux d’Hokusai.
Yvon Le Men
Inédit, publié par findedroitdequeldroit le 19 décembre 2014
Cet instant que le peintre traverse
Le baiser de Jean Georges Cornélius
Jean-Georges Cornelius (1880-1963).
Tout ce temps
donné à cet instant
où le ciel
dépose sa lumière
le long du jour et du chemin
où la maison
donne sens à nos maisons
où le baiser
rassemble deux vies
à jamais
où le soldat
tombe dans la mort
malgré la neige qui continue de fondre
dans sa main
où le chagrin de la mère
crève les yeux de celui qui regarde
où la fatigue de la femme
s’abandonne au pied de la croix
abandonnée
où le visage de Marie Madeleine
sauve le visage de Marie
qui pleurait à la place de la femme abandonnée.
Cet instant
que le peintre traverse.
Yvon Le Men
Inédit, publié par findedroitdequeldroit le 12 décembre 2014
Qui crie dans le cri de Munch
Qui crie
dans Le Cri
de Munch
l’homme peint
les passants qui le suivent
mais en silence
sur le pont ?
le pont ?
le peintre
qui entendit un cri infini
déchirer l’univers
vit le rouge le plus rouge
ensanglanté le ciel au dessus du fjord
traversé par le pont
ce jour-là ?
Le peintre ignorait
que de l’autre côté du globe
explosait le volcan Krakatoa
en hurlant dans la foule
et dont les cendres rougiraient
la planète jusqu’en Norvège
jusqu’à ses yeux
ses oreilles…
ce jour-là.
Qui crie
dans le cri de Munch
la terre
lui
nous
moi ?
noyé dans le nous
malgré lui…
Yvon Le Men
Inédit, publié par findedroitdequeldroit le 5 décembre 2014
Le cri d'Edvard Munch, 1910, Tempera sur bois, 83.5 x 66, Oslo, Musée Munch
Les derniers jours de ses nuits étoilées
Rien
dans sa chambre
tout dans les champs
qui entourent sa chambre
qu’entoure le ciel
étoilé
seulement
pour les autres
il y a longtemps
que sa bonne étoile
l’a quitté
il y a longtemps
que les mangeurs de pommes de terre
ont fini de manger
dans ses mains
qui ont peint
les mangeurs de pommes de terre
Vincent van Gogh, Les Mangeurs de pommes de terre. Musée van Gogh, Amsterdam (Pays-Bas)
sur la toile
la lampe
déjà
menace
de tomber
sur la table
comme
la raison
de sa tête.
Jamais
personne
n’avait poussé la couleur aussi loin
comme si le jaune se défendait du bleu
qui l’entoure de ses traits
comme un boxeur de ses coups
malgré le vert
que Vincent pose
à la frontière
pour éclairer la toile
contre les taches de corbeau
qu’il avait dans les yeux
les derniers jours de ses nuits étoilées.
Yvon Le Men
Inédit, publié par findedroitdequeldroit le 28 novembre 2014
Vincent van Gogh, La Nuit étoilée, Musée d'Art Moderne, New York.
Les chaussures de Van Gogh.
Elles n’ont pas d’âge
pas de forme
pas de pieds
pas d’homme
qui auraient des bras
à serrer dans les bras.
Mais elles ont des yeux
qui nous regardent
dans les yeux
les chaussures de Van Gogh.
Yvon Le Men
Inédit, publié par findedroitdequeldroit le 21 novembre 2014
Vieux Souliers aux lacets (Vincent Van Gogh, automne 1886)
Jean-François Millet, la fuite en Égypte
C’est un nid de lumière
porté
entre deux bras
un prénom
porté
entre deux prénoms
un petit nom
tel que je l’étais
quand mes parents
fuyaient vers le village d’à côté
comme Joseph et Marie fuirent
vers l’Égypte
le village
où vivaient une tante
un oncle
qui s’occuperaient de moi
de nous
quand nos parents
s’occuperaient l’un de l’autre
d’un homme qui part à l’hôpital
le matin
d’une femme qui part en chagrin
le soir
il nous reste
le rêve promis
au retour
du retour de la fuite en Egypte
la vie à jamais
et pour toujours
comme Jean François Millet
dans son tableau
promet un instant de lumière
à la nuit
qu’il fait parfois dans nos yeux.
Inspiré par Jean-François Millet,
La fuite en Égypte, crayon noir
Yvon Le Men
Inédit, publié par findedroitdequeldroit le 15 novembre 2014
Jean-François Millet, Crayon noir
Jean-François Millet, le retour du travail.
Grise
la silhouette de l’homme
qui revient du travail
mais avec du bleu
posé
comme une écharpe
sur ses épaules
il fait sombre
malgré le soleil
qui le suit
dans le dos
hésite
entre le jaune et le rose
avant de tomber
dans le noir
comme si
un peu de clarté
encore
passait par les yeux
puis la main
de Jean-François Millet
pour nous prévenir
de la nuit
qui vient
chaque jour
à notre rencontre.
Inspiré par Jean-François Millet,
Le retour du travail, Crayon noir et pastel
Yvon Le Men
Inédit, publié par findedroitdequeldroit le 7 novembre 2014
Jean-François Millet, Le départ au travail, huile sur toile, 1850/51, Collection privée, Glasgow
Rembrandt, l'artiste par lui même
Quand Rembrandt
peint
l’artiste par lui même
il peint
un homme
qui nous regarde
nous concerne
il nous peint
pris
en flagrant délit
de sortir
enfin
de nous mêmes
combien de vies
lui a t-il fallut
pour être
ce qu’il peint
que nous soyons
dans son regard
tels que nous sommes
à l’étage
des années passées
sur un visage
et qui se posent
un instant
entre la toile et nous
donnent du champ
à la lumière
à la vie
sa raison de vivre
plus une
rencontrer cet homme
qui vit
entre le peintre et nous.
Yvon Le Men
Inédit, publié par findedroitdequeldroit le 31 octobre 2014
Rembrandt Harmenszoon van Rijn (1606-69) : Autoportrait devant son chevalet (c. 1660 - Louvre)
Richelieu, 2 e étage, Rembrandt, Salle 31
Comme les enfants
Comme les enfants
regardent dans une bille
briller les couleurs
où ils voient l’arc-en-ciel
et le visage de leurs rêves
nous avons regardé
à travers le vitrail
passer la mer et le ciel
sans quoi la mer serait sans lumière.
Comme les enfants
nous nous sommes dressés
sur la pointe de l’instant
où le regard se fait bleu
la phrase se fait chant
où le vent se fait vague
sur la mer
qui transporte le ciel
jusqu’au bord du vitrail.
Photographie de Georges Dussaud
Chapelle Saint-Vio. Sud Finistère. Mars 2003.
Il y a une histoire
nous l’avons partagée
il y a une légende
sans laquelle les vies ne seraient que des morts
et comme les enfants
écoutent chanter la mer
dans un coquillage
nous avons écouté
chanter les images
qui trempaient leurs couleurs
dans l’eau profonde du ciel.
"Presqu'une île" d'Yvon Le Men et Gerges Dussaud, publié par les éditions Ouest-France (2004)
La terre tourne
Photographie de Georges Dussaud
Le Mont-Saint-Michel, décembre 2002
La terre tourne
autour de ses couleurs
et frappe à chaque fenêtre
le matin.
Elle nous quitte
par le rouge, le vert
le gris
et tombe dans le noir
elle revient
par le gris, le vert
le rouge
et se lève vers le bleu.
La mer tourne
autour de ses noms
la baie, le cap
le sillon
la presqu'île, la ria, le marais
et forment un paysage
Saint-Michel, Fréhel
Talbert
Crozon, Etel, Guérande
qui confirment un pays
où la mer tourne autour de la terre
sous la lumière du ciel
"Presqu'une île" d'Yvon Le Men et Gerges Dussaud, publié par les éditions Ouest-France (2004)
Il avait découvert un lieu
Photographie de Georges Dussaud
Île Grande, Côtes-d'Armor. Novembre 2002.
il avait découvert un lieu
où planter sa prière
où vivre sur la terre
au paradis
aujourd'hui
seul résonne son silence
recouvert d'herbe
de pas
et de rêveries
Île Millau, Trébeurden, été
"Presqu'une île" d'Yvon Le Men et Gerges Dussaud, publié par les éditions Ouest-France (2004)
On dit du vent qu’il chante.
Photographie de Georges Dussaud
Pointe du Grouin. Ille-et-Vilaine. Janvier 2005.
On dit du vent qu’il chante.
Le vent ne chante pas.
Que faites-vous de notre désir de poème ?
Ce jour-là
quand ils s’embrassèrent sous les fils
d’où à l’automne s’envolaient les hirondelles
le vent se mit à chanter.
Etait-ce le nombre de fils
six, comme les cordes d’une guitare
le nombre de promeneurs
deux, comme les héros du Roman
était-ce leur désir de poème
qui, comme le vent
traverse le monde en chantant ?
Au large
les sept îles
l’une d’entre elles
porte un nom couvert d’ailes
et de cris.
Ile Renote, Trégastel, Printemps
"Presqu'une île" d'Yvon Le Men, publié par les éditions Ouest-France (2004)
Sarajevo
Un bouquet de violettes
que l’on dit de Sarajevo
des traces de balles
que l’on sait
de Sarajevo
une vieille dame les vend
pour même pas un euro
et une cigarette
un vieil homme les grave
pour même pas un euro
et un verre de vodka
leurs visages
sont comme les pages d’un vieux livre
qui auraient fané
fatiguées de raconter
encore et toujours la même histoire
l’histoire du livre dont les pages ont brûlé.
Une locomotive russe de 1917
un jouet
au prix de cent bouquets de violettes
un souvenir de la guerre
qui commença à Sarajevo
et finit
soixante-dix ans plus tard
à Sarajevo.
Un foulard où le bleu mer
croise le bleu ciel
et qu’une femme voilée
déplie
pour qu’autour de ton cou
la beauté voltige
un souvenir de la vie
qui recommença à Sarajevo
et n’en finit pas.
Une rue
que traversent encore
les cris d’hier
et toujours
les rires d’aujourd’hui.
Une église
une mosquée
que traversent des prières
qui se croisent au ciel
seulement
au ciel
quand les fidèles se tuèrent
à terre
le même père
explosé en milles morceaux
de bras
de jambes
de crânes
comme une bombe
en atomes.
Cinq fois par jour
la voix du muezzin se répand
dans toute la vallée et dans certains cœurs
un jour par semaine
l’écho du carillon me ramène dans mon pays
mon pays...
Tubercules de tomates et peinture acrylique.
Marie-Paule Braun
Yvon Le Men
Inédit
Publié par findedroitdequeldroit le 26 septembre 2014
1945, Buchenwald
Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font
Evangile selon saint Luc
Je sais
qu’en allemand
buchen veut dire
hêtre
wald
forêt
forêt de hêtres
où Goethe aimait se promener
je ne sais pas
si le poète pressentit
qu’un jour
sa forêt serait abattue
pour abattre les hommes
dont rêvèrent ses poèmes
je sais
que les Gardiens de la Mort
gardèrent en vie
un arbre
un seul
le chêne où il s’adossait
je ne sais pas
à quoi le poète pensait
quand il marchait
dans ce lieu où j’ai marché
où il faisait un silence
d’après poème
avec Gert
mon ami
dont la femme naquit en 1940
juive
à Berlin
je sais que le poème de Goethe
le Roi des aulnes
se passe dans une forêt
je ne sais pas
s’il pensait à cette forêt
quand il l’écrivit
je sais
que dans son poème
un enfant meurt dans les bras de son père
je sais
que dans son pays
des milliers d’enfants sont morts
sans les bras de leurs pères
à deux pas
à un siècle
de son poème
j’ai vu
le palais où Goethe vivait
quand il était ministre de la guerre
je n’ai pas aimé
j’ai vu
le bureau où il écrivait
avec parfois
son fils près de lui
j’ai aimé
à deux pas
à un siècle
de la forêt de hêtres.
Malgré ses poèmes
malgré tous les poèmes
écrits par tous les poètes
je sais
que les poèmes
ne servent pas
à ceux qui savent
ce qu’ils font.
Photographie de Jean Perguet
Bayeux , Platane de la liberté, 2014
Yvon Le Men
Inédit
Publié par findedroitdequeldroit le 19 septembre 2014
1944
Cimetière américain de Colleville-sur-Mer près d’Omaha Beach
On dirait
que cette terre
n’est pas sur la terre
on dirait
comme une marée
de blanc
contre
une marée
de bleu
les bleus
venus
de la mer…
Ils ne savaient
rien
de la mort
quand ils risquèrent
leurs vies
pour nous
nés
de leurs
morts
sur cette terre
où ils sont enterrés
dans nos yeux
On dirait
que ces corps
qui restent
attendent l’heure
et le jour
pour débarquer leurs âmes
dans l’autre monde
où elles se reposeraient
de leurs vies plantées
en blanc
dans la terre verte.
On dirait
qu’en leurs sommets
les croix de marbre se courbent
comme pour suivre
la courbe de la terre
autour de leurs vies
allongées à jamais
dans nos vies
avec
quelques étoiles de David
en leur milieu
des pétales de rosée
à leurs pieds
qui dure encore
malgré le soleil
de ce jour
à cette heure
en ce lieu
qui n’est pas seulement
sur la terre.
Yvon Le Men
Inédit
Publié par findedroitdequeldroit le 12 septembre 2014
1918, des deux côtés de la frontière
Ils sont nés peut-être
à la même heure
peut-être
sous le même ciel bleu
ou gris peut-être
ou noir si c’était la nuit
la première nuit
de leurs huit vies
il y avait peut-être
des étoiles qui filaient
peut-être
d’un rêve à l’autre
sûrement
tout autour de la terre
la même terre
ils s’appelèrent Gustav et Auguste
ils moururent à la guerre de 14-14
sûrement
à l’aube du premier jour
ils s’appelèrent August et Gustave
ils moururent à la guerre de 18-18
sûrement
au soir du dernier jour
sans savoir pourquoi
peut-être
Gustav et Auguste
August et Gustave
n’auraient jamais 20 ans
n’auraient jamais de femmes
ni d’enfants
ni de petits enfants
n’auraient jamais embrassés
ni été embrassés
par leurs femmes
leurs enfants
leurs petits enfants
comme je le fus
par mon grand père
qui revint de la guerre
un obus sous le bras
la haine à l’estomac
sûrement
de la guerre
de toutes les guerres
civiles ou étrangères
ils s’appelaient Henri et Heinrich
Franz et François
ils se sont rencontrés
peut-être
une nuit où il faisait jour
une nuit de fer de feu de sang
un instant sûrement
le temps de voir comme dans un miroir
peut-être
la même peur
sur les mêmes visages
en un instant sûrement
le temps de se voir
puis de s’en aller
chacun de son côté
sans se tuer
sans tuer
la vie de chacun
nés il y a longtemps
à la même heure
peut-être
sous le même ciel
bleu ou gris
peut-être
ou noir si c’était la nuit
ils se donnèrent
l’un à l’autre
sûrement
la vie
en sachant pourquoi
peut-être
sans savoir
l’un de l’autre
qu’ils s’appelaient
Henri et Heinrich
Franz et François
sans savoir
qu’ils s’appelèrent Gustav et Auguste
August et Gustave
leurs frères peut-être
leurs camarades sûrement.
Yvon Le Men
Inédit
Publié par findedroitdequeldroit le 5 septembre 2014
1914
Pour mon grand-père
Il ne m’a jamais parlé
de la guerre
sauf une fois
par le nom
pas propre
du général Nivelle
sali par le sang des soldats
morts
morts
morts
pour rien
rien
rien
rien ne va plus
comme à la roulette
qui se jouait de leurs vies
sous les tapis de bombes
il ne m’a jamais parlé
de sa guerre
je n’ai pas su l’écouter
ni voir
dans le miroir
de l’obus qui brillait une fois par semaine
sur le buffet de la salle à manger
l’incroyable jeunesse de ses camarades
restés sous les tapis de bombe
mon grand père a toujours été vieux
même aujourd’hui
à l’heure de ce poème
où je suis plus vieux que lui
même devant sa photographie
en cavalier
où il regarde l’objectif
objectivement
comme s’il demandait des comptes
l’arme au pied
larmes au bord de tomber
la guerre vieillit les corps
éteint les âmes
par à-coups
dans le dos
des hommes qui tombent
de leurs vingt ans
vingt ans qui s’ajoutent
un million quatre cent mille fois
aux vingt ans des hommes debout
couchés dans les tranchées
toutes ces humanités perdues
se croisent
dans les yeux de mon grand-père
qui a traversé
un million quatre cent mille fois la mort
et retour
il a perdu sa femme
très jeune
de la tuberculose
à trente sept ans
il est resté seul
avec quatre enfants
s’est remarié
sans trop d’amour
à recevoir
à donner peut-être
je ne sais pas
je ne me souviens pas
de nos voix mélangées
je me souviens
de ses larmes incrédules
au décès de son fils
mon père
il avait survécu
à la mort d’un million quatre cent mille camarades
ne survivrait pas
à cette mort
de trop
qui fit déborder le sang
dans son crâne
il me reste de lui
aujourd’hui
un vieux fauteuil en osier
dont
aujourd’hui
je vais me séparer
le fauteuil s’écroule sur lui même
va se taire
mais pas sans me faire
avouer avant le grenier
ce poème
qui tente
en ce jour d’hiver 2014
d’écouter mon grand-père
né un soir d’été 1894
une mauvaise année
elle le verrait vingt ans plus tard
s’enrôler pour la mobilisation générale
de la mort générale
pour rien.
Yvon Le Men
Inédit
Publié par findedroitdequeldroit le 29 août 2014
Jour qui donne toute sa chance au jour
jour
qui donne toute sa chance au jour
chemins
qui sortent malgré le froid
visages
ramenés en arrière sur les visages
cou de laine autour du cou
neige
lumière et vent
qui donnent le temps de voir la neige
ombres
qui tombent et se relèvent
regards
clairs malgré les ombres
jambes heureuses d’être des pas
Photographie de Chantal Delacroix
Dune de Quend
Extrait de "Quand la rivière se souvient de la source"
(Éditions Jean Picollec 1998 ; Flammarion 2000)
Texte et photo publiés dans «Entre ciel et terre, la baie de Somme» par "les éditions de Parrain", 2011.
Un livre d’heures
Livre d'artiste d'Yvon Le Men et Georges Dussaud, Éditions Filigranes, 1992
Lisez et patientez quelques secondes afin que la suite du poème s'affiche.
l’une après l’autre
les secondes vont vers les heures
parfois
s’arrêtent
regardent passer le temps
entre le dehors
et toi
la fenêtre
de quel côté est-elle ?
cette année
de l’autre
qui naît
et donne à ton visage
la beauté de sa joie
elle aperçut
son ombre sur la plage
qui sautait de joie
dans le port, un bateau
dans le bateau, un pêcheur,
dans le pêcheur, son âme
dans son âme
le sel, le vent, le froid
dans mon assiette, un poisson
dans le poisson, mon appétit
dans ma appétit, ma force
dans ma force
la fatigue du pêcheur
d’une promenade sur la grève
ne ramener qu’une seule chose
derrière le chemin
un autre chemin
et ainsi
jusqu’à tes pas
à nouveau sur le chemin
la table de bois
descendue de l’arbre
et du grenier
l’armoire de chêne
sauvée du dix-huitième siècle
et des antiquaires
les feuilles jaunes
plus claires
mais moins nombreuses
leurs pas tombaient sur le sol
au risque de se casser
leurs mains nouées l’une dans l’autre
se connaissaient tant
qu’ils avançaient
elles se sont ouvertes
elles vont mourir
les jonquilles
ils se sont tellement aimés
que la mort recula d’une heure
pour les laisser passer
8 - 13
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>
Photographies de Georges Dussaud
Publié sur findedroitdequeldroit le vendredi 1er Août 2014 avec l'aimable autorisation des éditions Filigranes
Jean-François sans Simone
Jamais
l’un sans l’autre
au point
de la voir encore
au bout
de sa main
au pied
de cette croix
maintenant
qu’il va porter
jusqu’au point
de non retour
jamais
l’une sans l’un
au point
de ressemblance
où l’on ne sait plus
qui parle
qui se tait
sans
que jamais
l’un ne se perde dans l’autre
sauf
aujourd’hui
où l’une n’est plus là
pour toujours
et à jamais
Yvon Le Men
Inédit, 2013
Photographie de Georges Dussaud
Montalegre-Serra do Larouco-1983
Publié sur findedroitdequeldroit vendredi 25 juillet 2014
Quand je regarde un enfant
Quand je regarde un enfant
je vois son père
ou sa mère
ce n’est pas moi qui trouve la ressemblance
c’est elle
qui surgit de ses yeux
ce n’est pas exactement une ressemblance
ce sont les yeux de son père
ou de sa mère
à l’état neuf
ce sont des yeux qui n’ont jamais vu
la maladie la mort et le chagrin
mais le lac la montagne et le chamois
ce sont les yeux les plus beaux
choisis parmi les milliers de regards
qu’ont donnés les parents
ce sont des yeux qui ont une âme
une âme toute blanche
puis les yeux de l’enfant
retournent à l’enfance
ils ressemblent à eux-mêmes
attendent de se fixer
Yvon Le Men
Extrait de "Besoin de poème", Le Seuil 2006
Photographie de Georges Dussaud
Telhado-Serra do Barroso-Tras os Montes-1983
Publié sur findedroitdequeldroit Vendredi 18 juillet 2014
Eugène Boudin, Étude de ciel
Etude de ciel
étude dans
le ciel
pourrait-on dire
de ces nuages
bercés de ciel
comme s’il était possible
de passer sa main
entre les gouttes
de lumière
comme dans les cheveux
d’une femme
que l’on aime
comme s’il était possible
de poser
ce qui passe
sur un instant
de couleur
l’œil en face
de la toile
pour peindre
et regarder dans le blanc des yeux
le bleu
qui entoure
le blanc des nuages que l’on peint.
Photographie de Georges Dussaud
Paysage du Tras os Montes au Portugal
Yvon Le Men
Inédit, Honfleur, 2013
Publié sur findedroitdequeldroit samedi 12 juillet 2014
Les mains d’Armand
D’abord ses mains
surtout ses mains
comme celles de mon père
hier
et dont je sens encore le corps
quand elles pendaient
à vide et à ses bras
comme si elles attendaient
toujours
l’heure des outils
l’instant des baisers
quand elles serraient les manches
de pioche, de pelle
puis de râteau
pour que les chemins soient des routes
pour que le siècle change de siècle
quand elles ne pourraient plus se replier
sur elles-mêmes et sur nous
quand leur douceur
ne serait plus que le souvenir
de leur douceur.
Des mains
que j’ai vu tomber d’un homme
aujourd’hui
et qu’il cachait derrière ses yeux
des mains
dont il ne savait plus que faire
depuis que son savoir-faire
n’était plus qu’un savoir
des mains
qui avaient appris à lire
l’alphabet des flammes
avaient oublié l’alphabet des mots
au pied des machines
des mots
qui lui manquent
aujourd’hui
pour dire la peur
d’avoir perdu les traces
de sa vie
sur le chemin de l’usine
qui vient de fermer.
Des mains
contre des mots
comme si demain
nous lisions notre dernier livre
notre dernier poème
comme si après-demain
tous les livres allaient brûler
comme venait de brûler son métier
à jamais.
Yvon Le Men
Extrait de "à louer chambre vide pour personne seule", Rougerie 2011
Publié sur findedroitdequeldroit samedi 5 juillet 2014
Le tunnel
Nous traversons un long tunnel
qui traverse la montagne
si long
qu’en son milieu
je crains qu’il ne s’arrête jamais
et j’espère
que personne n’a failli
à sa tâche
et je pense
que seule la confiance
permet de traverser
un tunnel.
Yvon Le Men
Tibet 2013, inédit
Publié sur findedroitdequeldroit samedi 28 juin 2014
L’homme qui marche
pour Patrick, mort dans la rue,
Il dit
j’ai deux mains
j’ai une tête
servez-vous-en
j’ai besoin qu’on ait besoin de moi
ici
au fond de la chambre
les yeux repliés sur la nuit
qui ne veut plus s’ouvrir
les rêves protègent de la rue
il dit
j’ai deux mains
j’ai une tête
servez-vous-en
j’ai besoin qu’on ait besoin de moi
ici
devant l’avant-dernier pain
l’avant-dernière tasse de café
la dernière pièce
devant la glace et son visage
et dans ses yeux
il dit
j’ai deux mains
j’ai une tête
servez-vous-en
j’ai besoin qu’on ait besoin de moi
ici dans son esprit
où vivaient des idées
fragiles et claires comme des vitres
dans son cœur
où vivaient des amis
clairs et fragiles comme du ciel
mais les vitres n’ont plus de ciel
et le ciel n’a plus de vitres
ici
il disait
qu’il avait besoin
de ceux
qui auraient dû
avoir besoin de lui
Publié sur findedroitdequeldroit samedi 21 juin 2014
Yvon Le Men
Le jardin des tempêtes, Flammarion, 2000
Mis à jour le 22 avril 2016
Collectif findedroitdequeldroit